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[Traces] Numérique et services publics : Quelles marges de manœuvres pour les publics délaissés ?

Issu de Faiseuses du Web n°2 en 2023, voici la retranscription du fish bowl Numérique & services publics.

Note : Le fish bowl ne donne pas une retranscription facile à s’approprier si vous n’étiez pas là pour voir toute la dimension informelle de l’évènement. Nous partageons tout de même la retranscription dans l’espoir que cela puisse vous servir néanmoins.

Note 2 : L’enregistrement était de très mauvaise qualité, la retranscription n’est peut-être pas parfaitement fidèle à certains endroits, désolée d’avance…

Introduction de Julie Brillet

Je m’appelle Julie et je travaille pour une coopérative qui s’appelle l’Etabli numérique. Nous sommes une coopérative d’education populaire qui s’intéresse aux enjeux politiques du numérique. Avant ça, j’ai été bibliothécaire une quinzaine d’années. Aujourd’hui, on m’a donné 10 minutes pour vous parler du numérique et des services publics, et pour cela, je me suis demandée ce qu’on pourrait imaginer comme service public numérique idéal. En miroir, cette question permettra de pouvoir faire un état des lieux d’où on en est en 2023 en France.

Première chose : si j’imaginais un service public numérique idéal, il ne serait pas un passage obligé pour faire ses démarches en ligne, puisque même si le numérique rend les choses plus simples pour une partie de la population, pour une autre, ça se traduit par un véritable recul dans l’accès aux droits. On aurait maintenu de nombreux points d’accueils en physique (qui ne nécessitent pas de prendre rendez-vous en ligne), des standards téléphoniques qui permettent d’avoir au bout du fil un·e humain·e et pas un répondeur qui vous fait tourner en boucle et vous raccroche au nez. Ainsi, on pourrait avoir le choix pour faire sa démarche de façon autonome. La défenseure des droits a publié deux rapports très intéressants sur la dématérialisation des démarches administratives, en 2019 et en 2022 et cela fait partie des préconisations qu’elle défend.

Concrètement, l’obligation de passer par le numérique pour avoir accès aux droits impose plusieurs choses : avoir accès à du matériel, à une connexion de qualité suffisante et avoir suffisamment de compétences numériques pour pouvoir faire la démarche. En ce qui concerne ces compétences, on entend beaucoup parler d’illectronisme (le manque ou l’absence de compétences numériques) et toutes les études sur le sujet montrent que ce n’est pas marginal (“Une personne sur six n’utilise pas Internet, plus d’un usager sur trois manque de compétences numériques de base” selon l’INSEE en 2019) et que cela touche plus particulièrement des populations déjà fragilisées (plus de 70 ans, personnes aux plus faibles revenus ou plus faibles niveaux de diplômes). En d’autres termes, le numérique obligatoire dans l’accès aux droits renforce des inégalités préexistantes.

Dans le rapport du défenseur des droits de 2019, deux catégories de la population sont décrites comme complètement exclues : les personnes handicapées et les personnes en prison. En ce qui concerne la prison, je ne suis pas du tout experte du sujet et je me garderais bien de donner des préconisations sur le sujet (mais j’ai la sensation qu’interroger la prison elle-même plutôt que le numérique serait sans doute pertinent). En ce qui concerne les personnes handicapées, on pourrait imaginer un service public numérique à 100% accessible, c’est-à-dire par exemple utilisable par les personnes qui utilisent un lecteur d’écran. Julie Moynat, experte en accessibilité, a fait un audit et elle indique qu’en 2022, sur 201 démarches administratives, 2 sont totalement accessibles, alors que, rappelons-le, c’est une obligation légale.

On pourrait imaginer aussi dans cet idéal qu’il y aurait une vraie politique durable de la médiation numérique. On confie encore trop régulièrement ces missions à des services civiques (qui, rappelons-le ne sont pas des contrats de travail), sous prétexte que les jeunes sont à l’aise avec le numérique et que ça coûte pas cher, ou bien à des conseillers numériques, programme lancé suite au plan de relance, des contrats de deux ans financés par l’Etat à la hauteur du SMIC. La semaine dernière a été annoncé la nouvelle feuille de route du gouvernement sur l’inclusion numérique, intitulée “France numérique ensemble”. Je n’ai pas eu le temps de m’y pencher, mais j’espère que cette dimension est prise en compte et qu’on propose aussi de ne pas limiter l’accompagnement au numérique aux démarches administratives.

Enfin, on utiliserait l’innovation technique pour l’intérêt général, par exemple en créant des algorithmes qui permettent à des usager·es d’être au courant des prestations auxquelles iels peuvent prétendre et donc de limiter le non-recours. On pourrait même imaginer des sites avec les usager·es. Pour le moment, on a plutôt un algorithme utilisé par la CNAF qui permet de mettre une note aux dossiers des allocataires, mesurant le risque de fraude ou d’erreur. Plus la note est élevée, plus on pourra être facilement contrôlé·e. La quadrature du net s’en est inquiétée, notamment pour signaler que plus on est précaire, plus on peut avoir une note élevée.

En conclusion, on voit que le numérique, c’est politique ! Pour moi, le numérique est utilisé au profit d’une politique qui détruit peu à peu les services publics, qui remplace les notions de solidarité par de “l’assistanat” et du contrôle, un progrès technologique vu comme inéluctable déconnecté du progrès social ou encore qui une vision validiste du handicap.

Échanges des participant·es

« Donc, on vient de parler du fait que (c’est un truc dont je parle aussi dans ma conférence) qu’il y a des sites qui font exprès de pas mettre les moyens, voire d’être inaccessible pour des publics vraiment très précaires, notamment les personnes immigrées, on peut parler des sites des préfectures qui font en sorte de… Alors, moi, dans ma peau, je dis qu’elles mettent des rendez-vous de façon aléatoire en ligne.

Parce que, à une époque, il y a des personnes qui réservait à la volée les rendez-vous pour ensuite les revendre à prix d’or. Donc, du coup, la réponse du gouvernement, c’est de mettre aléatoirement en ligne des rendez-vous. Comme ça, les hackers peuvent plus les réserver aléatoirement, plutôt que de mettre plus de rendez-vous. Mais bon, ça, c’est “il y a pas de moyens, vous comprenez ma pauvre dame” et il y a quelqu’un qui m’a dit en novembre qu’il y avait une asso — Ça fait écho au numérique souhaitable de julie — Une asso, une structure enfin bref des gens qui avaient fait, justement, un algo de détection de quel site de préfecture proposait quel rendez-vous à quelle fréquence. Et il a fait une sorte de carte de france comme ça. Et donc, si jamais vous avez besoin d’un rendez-vous un peu spécifique pour ta carte de séjour, ou que sais-je tu savais que, par exemple, à Toulouse, t’avais quasiment aucune chance, mais à Albi, peut-être que c’était plus facile, et donc j’ai trouvé ça chouette d’utiliser le numérique pour, en fait, on est même plus sur un truc plus souhaitable, on est sur un truc activiste de “Ok, Ok, donc, vous faites les malins, vous essayez de mettre les gens de côté”, Comment est-ce qu’on peut essayer de récupérer ça pour dire, automatiquement on va faire une carte. On va dire: “ok, là, en fait, il y a beaucoup de rendez-vous, là il y en a pas du tout”. Donc, arrête de perdre ton énergie à te connecter sur le site de la préfecture de Toulouse, en fait ça sert à rien. Et c’est vraiment chouette. C’est vraiment très énervant qu’on en arrive là, mais [il y a ce] numérique qui existe »

« Je reprend l’exemple de toulouse et albi. Moi, dans ma tête, j’ai l’impression qu’effectivement c’est une bonne solution, mais d’un autre côté, Albi se rend compte que quelqu’un de la région a peut-être fait un effort et du coup, c’est ok, (…) J’aurais peur que les demandes se re-répartissent sur des centres en particulier, et ça inverse que ce qui est prévu. »

« C’est sûr, ça fera l’effet l’inverse. Mais d’un autre côté, tu auras d’autres gens qui vont trouver une parade à ces effets inverses, et puis voilà, ça évolue comme ça, je pense. C’est dommage d’en arriver là mais il y a toujours des gens qui trouveront, ont trouvé des astuces pour contrer. »

« Quand tu disais qu’il fallait l’accès à l’administratif, le choix de son moyen (de contact), effectivement, parce que je pense qu’on peut dire aux gens: vous ne savez pas utiliser, vous pouvez aller à france services, mais il y a certaines personnes que ça peut rebuter de donner l’accès à son compte numérique, même si c’est un employé de l’état. Et ce qui est encore plus dur, si ce n’est pas un employé d’état comme toi tu étais… (…) Il y a certaines personnes qui n’ont pas envie, qui préfèrent le faire, en papier directement. »

« Moi il y a pas très longtemps, [j’ai fait le tour de France pour du maraichage] et j’ai vraiment pris conscience que pour trouver les maisons France services bah… Il faut avoir internet en fait ! » (rires)

(… mention de téléphone)

« Les mairies, se sont aperçues de la complexité de qui appeler, en fait, pour savoir où il y avait des maisons france services. Ils n’avaient même pas connaissance de ça. »

« En fait s’il était apte à utiliser le numérique mais pas le matériel, ça pouvait être autre chose que France service. »

« Je suis venu pare que ça fait un mois que je vis en camion, donc on est en plein dans ce sujet-là. Nous, on a la facilité aussi d’avoir en l’occurrence mon beau-père qui nous sert d’adresse, etc. Donc, pour toutes les démarches administratives, heureusement qu’il est là, puisqu’il fait plein de choses. Si il était pas là on aurait sûrement eu quelqu’un d’autre de notre entourage, ma sœur probablement, qui nous aurait aidés. Mais c’est vrai que nous on se dit que on ajoute une énorme charge administrative à quelqu’un, et qu’à chaque fois qu’on fait une démarche, alors qu’on a des facilités par rapport à d’autres personnes, parce déjà on a un entourage et on connaît le système plus ou moins, et pourtant, le fait d’être nomade, ça nous bride pour pas mal de choses puisqu’il nous faut une adresse postale… voilà et… quelqu’un qui reçoit des courriers, qui nous envoient le scan du courrier. Donc même si nous, du coup, ça nous arrangerait d’avoir tout numérique, il y a des choses qu’on peut pas avoir en tout numérique. Et du coup, il faut l’accès à internet déjà, mais nous on s’est dit justement : comment les gens font, si ils n’ont pas de gens sur qui s’appuyer ? Clairement, ils vont aussi être exclus… »

« Et du coup à pôle emploi, il faut avoir un accès, (t’es obligé de revenir sur ton pôle emploi (lié à ton adresse administrative…) C’est un truc de dingue, en fait. »

« Et enfin, moi, justement, je me dis qu’en plus, y a plein de gens qui sont nomades, pas par volonté, parce que moi c’est par volonté, mais il y en a qui voilà, qui ont pas de logement. Enfin, ils sont pas forcément nomades, en tout cas ils n’ont pas forcément une adresse. Alors si en plus ils connaissent pas les démarches qu’ils sont censés faire ou les points d’accès alors là… »

« C’est encore pire. » »

« Aussi, je pense à autre chose qui fait que ça peut rendre difficile le fait d’aller dans des espaces publics …parce que c’est la seule solution. Finalement, qui reste public, pour pouvoir aller faire ses démarches administratives. Si le fait chez soi, on est obligé de passer par du privé en prenant des abonnements Bouygues ou machin, est donc la seule solution ça reste le public.

D’aller dans des structures (munies d’ordis), sauf que les gens qui vont dans des structures publiques il faut qu’ils soient déjà courageux parce que, au fond, faut oser dire: je galère, j’ai besoin de faire mes démarches administratives, parce que j’ai rien chez moi et en fait, je me dis: heureusement, j’ai une situation sociale suffisante pour le faire chez moi, parce que je n’oserais jamais, même si pourtant je travaille à la bibliothèque donc je sais que c’est plutôt safe… Mais j’aurais jamais osé y aller en mode “je suis dans la merde et j’assume ma condition sociale devant plein de gens.” »

« Y a plein de gens aussi qui abandonnent les démarches, pour avoir des indemnités ou autre, parce que c’est trop compliqué, en fait. »

« A propos du fait d’aller parler de ces problèmes dans un endroit public, moi j’ai mis en place des ateliers individuels. Je me suis aperçue qu’effectivement tu ne peux pas aller dans un espace grand ouvert comme ça, forcément raconter ta vie. Et puis, en individuel, tu remet l’humain. Et avec la problématique, les problématiques qu’il/elle peut rencontrer.

Notamment moi, je pense à ces personnes qui sont en plein veuvage, qui ont perdu un être cher, leur époux, leur épouse ou leur enfant.

Ne sont plus en capacité d’aller sur internet pour faire leurs papiers, et pourtant c’est ce qu’on leur demande de faire. Parce qu’ils sont pleins moments de vulnérabilité. Ils se souviennent plus de leur mot de passe. Comment se souvenir d’un mot de passe quand on n’est pas bien ?

Ils se souviennent plus de leur identifiant… “qu’est-ce qui a été rentré, je sais plus”… Forcément dans la tête de ces personnes, c’est juste (difficile ce qu’ils vivent).

C’est une situation qui est difficile, que ça soit un décès ou autre chose. Une situation très difficile empêche de penser et on a besoin d’un humain à côté. Et c’est pour ça que j’en veux moi au service public de n’avoir fait que du numérique. Comme Julie, je trouve que c’est bien du service public numérique, s’il est aussi accompagné d’espaces où les gens peuvent aller. Et qui sont payés pour ça. »

« Il y a aussi un autre facteur. Tu parlais Julie des “conseillers numériques”. J’ai été conseiller numérique, à la formation on n’apprend pas de démarches administratives, on n’apprend plus sur les robots et tout ça… C’est plus large en fait, et donc accompagner précisément… moi je connaissais pas forcément le droit. Après, c’était parce que je me débrouillais ou que je recherchais par moi-même.

Mais même ça c’est un coup de com. Tous les collègues que je connais, en fin de contrat ils sont pas renouvelés, puisque maintenant l’État ne finance plus que 25% donc, finalement, maintenant, c’est les centres sociaux, les mairies, qui doivent rajouter… et donc y a peu de gens qui sont renouvellés. »

« C’est le sujet du moment la “fracture numérique” on nous demande (…) l’accès au numérique, de leur prêter, faut les accompagner (…) c’est pour aider, mais… »

« J’ai l’impression que, globalement, il y a un problème d’accès à l’information. Il y a plusieurs étapes:

Tout à l’heure, quelqu’un parlait des préfectures et de l’accès aux préfectures, pour avoir des rendez-vous etc. Et rien qu’avoir cette information de dans quelle préfecture je peux me rendre pour avoir un rendez-vous assez vite, parce que j’ai besoin de papier assez vite… Ça, les personnes, tout le monde n’a pas accès à cette information-là déjà de base que, (…) on a pas le même service dans une préfecture.

(Et une fois qu’on a) cette information-là, qu’est-ce qu’il faut faire une fois que je suis à la préfecture? Est-ce que l’information que la personne, que le service va me donner est fiable… Enfin il y a mille barrières qui font que savoir si l’information que j’ai au final, elle est vraie ou pas. Ca crée énormément de frustration de se poser toutes ces questions, ça prend énormément d’énergie ce truc d’information. »

« Je rebondis là-dessus sur le droit individuel à la formation… (je ne sais pas) si vous avez déjà essayé d’aller (voir). Dans le temps, c’était simple, c’était sur notre fiche de paie, on changeait de patron, nos droits (suivaient). Maintenant, c’est que sur internet donc faut qu’on aille les voir. Avant c’était France connect, on pouvait s’identifier avec un autre compte et tout ça. Maintenant c’est france connect + . Ça veut dire une identité numérique qu’il faut aller chercher à la poste, avec sa carte (d’identité), le facteur va vérifier que c’est bien nous. Il va nous donner un code, il va vérifier que c’est bien nous. Donc, il faut donner sa carte d’identité. Aïe, ma carte d’identité n’est plus valable, la date est dépassée, donc je peux plus certifier, je ne peux pas la montrer comme papier (c’est le seul, y’a pas le permis de conduire qui peut passer, c’est la carte d’identité).

Donc, eh bien, ça veut dire qu’il faut prendre un rendez-vous maintenant, sur internet, pour avoir sa carte d’identité. Et puis le rendez-vous on ne sait pas combien ça va prendre, six mois.

Donc pour pouvoir aller regarder les droits à la formation. Eh ben, il va falloir qu’on attende six mois qu’on ait notre nouvelle carte d’identité. Bon six mois juste pour avoir le rendez-vous, donc après il va falloir qu’on ait la carte, donc juste parce qu’on veut regarder de combien on dispose de droits à la formation, eh ben, il va nous falloir attendre peut-être un an. Bon, ça va grossir entre temps. Mais bon, on avait envie de faire une formation là, ben c’est fini.

Et je trouve ça quand même aberrant. On est complètement dans ce que tu disais, on est dépendant de tout ce numérique là qui va gérer complètement notre vie, notre vie physique. Et là moi, effectivement, ce numérique là, il me dégoûte.

Il me dégoûte, sans compter, toutes les autres choses, qu’il y a, les outils qui sont cracra, les sites qui sont cracra, qui vont faire qu’on est plus un humain, on est une base de données intéressante pour faire des sondages, pour savoir comment on pense, et notre choix politique ça va être presque… eux ils le sauront alors que nous, on est en train encore en train de douter, eux ils vont savoir que pour qui on va voter.

Et puis, voilà, je me dis : j’adore internet, j’adore le web et il y a quand même des choses cracra. Et ce monde là j’en veux pas. »

« Dans cette notion du temps, il y a un peu un paradoxe, puisque moi, le numérique ça me fait l’impression que c’est accessible immédiatement. Or, peut-être si dans ma tête, les services publics c’était encore aussi en présentiel, je me dirais c’est pas grave de prendre le temps… (mais là,) ça devrait être simple et rapide, et du coup vu que c’est pas le cas, j’abandonne. Et si ça m’arrive à moi, ça doit arriver à beaucoup de monde. »

« Quelque chose qu’on peut questionner c’est aussi l’origine d’un site de service public. Est-ce qu’on parle d’un site d’état ? D’un site de service public fait par le public ? Est-ce que Wikipedia c’est au service du public donc un service public ?

On peut apprendre de l’hacktivisme. L’hacktivisme avec h devant en fait. Je prend l’exemple de MédiaManif qui permet de faire une carte qui nous permet de signaler des lacrymos, un danger… d’avoir une cartographie pour prévenir en fait.

Déjà, c’est pas un site de service public, mais je me questionne: est-ce que ça rentre dans nos discussions ? »

« Moi, je me questionne sur le fait qu’on parle beaucoup de comment contourner ces problèmes de non-accessibilité des sites. Mais est-ce que on est obligé de subir ces sites là, ou comment on fait pour inciter ses services publics à être plus (accessibles à tout le monde)

Il y a des gens qui sont derrière ces sites qui sont faits, et du coup j’imagine que la plupart, en fait, ils sont pas formés à se dire comment on fait pour que le site soit accessible. La plupart des formations qui sont prisées par les informaticiens ça va être des formations, souvent privées, qui vont nous former à être hyper productifs, à faire des sites qui marchent pour une partie de la population qui n’a pas de problème, qui sait utiliser ces sites là. Mais du coup, en fait, c’est le seul public qui les intéresse, parce qu’en fait ils veulent juste des gens qui vont consommer. Consommer du web comme on consomme tout ce qui est vendu dans la vie.

Et je pense qu’il y a un truc à faire d’un point de vue de comment on forme ces gens, mais pas dans un objectif de rentabilité. »

« C’est pas complètement une réponse, bien sûr, mais la discussion me fait penser à la notion de service public…

J’ai l’impression qu’il y a des personnes qui portent des sortes de valeurs de service public, ou moi, quand j’ai commencé à bosser avec des gens dans l’administration, j’ai découvert qu’il y avait des engagements de fonctionnaires, des trucs hyper, hyper fort dans le fonctionnariat, dans l’administration… j’ai découvert ça et il y a des gens vraiment ils portent le truc quoi, c’est vraiment important pour eux, mais à quel moment c’est complètement découplé de ce qui se passe sur le terrain ? Et j’ai l’impresion qu’il y a un peu ça, c’est-à-dire que je ne crois pas que moi, j’ai connu - je ne sais pas si c’est un espèce de truc de “c’était mieux avant” mais en fait, c’était pas mieux avant - mais en tout cas, l’impression que ça donne, c’est que il y a eu une période où il y avait une espèce de volonté d’apporter un service public à tous et que les gens aient des droits et qu’ils puissent y accéder, et là on est vraiment dans la partie néolibérale du truc qui est : Ben c’est juste le prolongement de “ben si tu es précaire reste dans ta merde… et en plus, si tu coûte pas d’argent à l’état, ça nous arrange” et donc, du coup, si tu touches pas tes droits ça nous arrange, et c’est ça que je trouve vraiment horrible, c’est le prolongement de tout ça.

Et par exemple pour les professionnels qui font les sites, en fait, c’est comme partout. L’état en général il paye des personnes du privé pour faire les sites, parce qu’il veut pas embaucher plus de nouveaux fonctionnaires, donc il n’embauche pas d’informaticiens pour faire.

Les personnes elles arrivent avec la formation qu’elles ont, en général, y a pas d’enjeu sur la politique, l’accessibilité, c’est rare. Il faudrait qu’elles se forment au fur et à mesure pour faire un (bon) produit numérique. Ça c’est compliqué, et en plus quand tu rajoutes une couche administrative c’est l’enfer. Et là-dessus il faudrait que les gens se disent “Alors attends, parce que là le langage administratif il n’est pas accessible aux personnes précaires, donc il ne va pas falloir qu’on mouline comme ci, il va falloir qu’on mouline comme ça…” Personne dans l’administration n’est prêt. En fait, il y a tellement de façons de foirer le produit numérique que personne n’a envie de faire le taf de dire : “Non, mais attendez, reprenons tout à zéro. Là, ça va pas du tout être accessible. Donc, on va pas faire comme ça”

Et je pense que c’est peut-être pour ça qu’on arrive que par l’angle de “comment est-ce qu’on peut bidouiller au niveau local, individuel etc parce qu’au niveau systémique s’est tellement verrouillé de partout, c’est tellement coincé dans les enjeux démocratiques et cie que du coup c’est… c’est chaud quoi. »

« Je voulais réagir et partager mon expérience, puisque je suis encore fonctionnaire (plus pour très longtemps) mais je suis encore fonctionnaire et du coup, moi, si je suis devenue fonctionnaire et plus particulièrement bibliothécaire, j’avais ce qu’on appelle le sens du service public, donc vraiment l’intérêt général, penser en termes de qualité, d’aller vers le progrès social, etc. Et par contre, et ça, je pense que c’est porté par bon nombre d’agents publics qui choisissent ces métiers-là quand même pour ce truc-là…

Mais par contre, moi ce que j’ai remarqué dans la fonction publique, c’est qu’il y a notamment un très fort devoir d’obéissance. Officiellement, tu ne peux pas facilement désobéir à des ordres, faut qu’en gros ils soient manifestement illégaux, et puis il y a plein d’autres conditions, etc.

Et du coup, moi mon expérience de bibliothécaire c’est que dès qu’on parlait un peu trop politique, on nous disait: ah, mais non, en tant que fonctionnaire, on ne parle pas politique. Car la politique, c’est les élus qui décident, ou alors c’est dans un autre cadre, par exemple syndical.

Du coup, j’ai vraiment aussi cette impression-là que ça peut jouer, (car dans ce cadre on est) vraiment sur un truc hyper descendant. (Et bien sûr qui voient pas les problèmes, mais qui ont pas le temps et qui conservent des points d’énergie pour la lutte.) Mais je pense que ça joue… en tout cas vu de mon vécu. »

« En opposition, moi qui ai toujours été dans le privé… Ce qui est intéressant, je trouve, c’est que, côté numérique, ce que je ressens beaucoup, c’est que le numérique, c’est complètement dépolitisé et donc la responsabilité des gens qui font le numérique elle est complètement absente, invisible. Parce que il y a cette espèce de truc de “oui, mais ce qu’on fait, c’est un peu neutre, ça n’a pas vraiment, enfin, c’est pas que ça a pas d’impact, mais bon voilà”, on voit vraiment jamais vraiment les utilisateurs, ça fait que y’a un éloignement total. Et donc, les gens conçoivent des trucs, font des trucs, qui sont ensuite utilisés par des vrais humains, mais ces humains ils n’ont pas de valeur parce qu’ils ont pas de substance, quoi.

Et donc, ensuite, de venir et de dire aux gens: “ah non, en fait, ton truc n’est pas accessible, c’est gravissime.” “Ben gravissime… Ouais, mais tu comprends, la priorité, c’était de faire tel autre truc.” Et là tu peux pas argumenter, tandis que la base de l’équipe d’un logiciel, par exemple d’un service numérique, serait hyper robuste en disant: mais en fait, si c’est pas accessible c’est mort, ben ce ne serait pas du tout la même teneur, parce qu’ensuite, déjà tu demandes pas le choix au chef. Tu fais la qualité que tu estimes être la vraie qualité, et si le chef dit: “mais attendez votre truc, il est 100% accessible, vous avez dû passer beaucoup de temps dessus.” Mais y’a pas le choix, en fait.

Mais on n’y est pas encore, et du coup, peut-être c’est un autre problème, c’est que, peut-être parce que le secteur est nouveau, y a pas d’ancienneté de luttes syndicales, de politisation, etc, »

« Pourquoi est-ce que tu penses que le numérique est dépolitisé ? »

« C’est l’impression que j’ai quand je travaille avec d’autres personnes… l’impression qu’il y a peu de personnes qui se rendent compte de la responsabilité qu’elles ont dans quand elles conçoivent des produits numériques. »

« Donc tu parles des gens qui travaillent et qui conçoivent les outils numériques ? »

« Oui »

« Moi, j’ai le sentiment complètement inverse. L’impression que tout ce qui peut être peu politisé, des outils qui sont à la base pour partager des photos, j’t’invite à mon barbecue, aujourd’hui sont très politiques. Beaucoup de réseaux sociaux sont très politiques… Ça me paraît surprenant de dire que l’outil serait, lui, très politique et la personne qui le conçoit ne le soit pas… »

« Ce que je dis, c’est que, à mon avis les personnes…psychologie de comptoir, désolée, sociologie de comptoir - qu’il y a beaucoup de personnes qui font du numérique qui ne voit pas qu’il y ait un engagement de responsabilité là-dedans… et que ça a des effets de bord importants. »

(…)

« J’ai juste envie de proposer un contre-argument. On parlait tout à l’heure des sites des préfectures qui étaient éteints sauf à certaines heures.

Le mec qui a rentré la règle quelque part, bon il y a un humain qui a fait ça, pour qui son travail ça a été de dire “bon ça va être shutdown sauf à partir de 3h et quart le lundi matin”. Donc, il y a un mec qui ne peut pas ne pas savoir que c’est politique.

Après je ne dis pas que c’est la règle générale et j’entends tout à fait ton argument. Je pense que tu as complètement raison, il y a effectivement beaucoup, beaucoup de services numériques qui n’ont pas la même portée. »

« Je pense qu’on rejoint peut-être la question de formations de tout à l’heure, c’est vrai qu’on est pas formé à ça, on est formé à faire un truc qui marche rapidement et comme tu parlais de rentabilité, je pense que c’est un point intéressant, aussi, l’argent qui est derrière. »

« Il y a un humain qui l’a fait, mais aussi un humain qui prend la décision. Donc, la responsabilité elle est …Elle est nulle part… enfin si on… J’ai un avis sur la question, évidemment, mais si on reprend la plupart des témoignages qu’on a vu, on a quand même le sentiment que la responsabilité des décisions politiques… Ils ont quand même un avis assez tranché sur la question et assez… enfin pas sur que grand monde dans la pièce ici ne soit d’accord avec leur avis. »

« Je vais rebondir sur le côté “Numérique politique ou pas?” Parce que moi mon expérience des services informatiques des collectivités locales est plutôt que, sauf quelques exceptions, les services informatiques sont très peu sensibles à la question. Par exemple, à la bibliothèque où je travaillais, on était assez sensible aux questions de données personnelles donc avant le RGPD on commençait à avoir justement des termes comme “Capitalisme de surveillance”,à commencer à s’interroger à utiliser les GAFAM sur des outils où les gens mettaient leurs données personnelles.

Et donc on avait commencé à utiliser des outils de Framasoft, etc, par exemple, pour s’inscrire à nos événements, plutôt que GoogleForm. Et je me souviens, on en avait discuté avec le service informatique pour essayer de pousser parce qu’il avait des trucs qu’on maîtrisait pas, qu’on ne pouvait pas changer sans l’aval du service informatique.

Et on m’avait rétorqué: nous n’avons pas la même échelle de valeur.

Vous, vous mettez l’éthique très en haut, nous on met le technique très en haut. Et vraiment, il y avait cette dynamique d’opposer les deux. En fait, et je pense que c’est aussi lié à des questions, en tout cas, moi, pour discuter avec les informaticien·nes qui m’entourent, il y a aussi une question de ce qui est enseigné dans les iut d’informatique, les écoles d’ingés, etc. On leur apprend à utiliser quel outil …? Plutôt du côté de microsoft, peut-être un peu de l’open source, mais je n’ai pas l’impression que se soit aussi…[important].

Et surtout, est-ce qu’il y a des cours ou des choses comme ça autour des enjeux politiques ? Ah, il y en a qui font non. En tout cas, moi, c’est l’impression que j’ai de l’extérieur. Après, j’imagine que ça peut varier suivant les écoles. Mais en tout cas, moi, c’était vraiment l’expérience que j’avais et, à part quelques exceptions, justement, soit d’informaticiens dans les services informatiques qui portent un peu ces valeurs là, soit aussi des fois où les élus portent aussi des réflexions. Sinon c’était plutôt “Nous, nous, avant tout on veut que ça marche et on est là pour la technique.” »